Newsletter – Novembre 2012
Ce sont souvent des évènements anodins ou des mots prononcés à la légère qui sont les plus révélateurs du véritable état d’esprit qui règne dans une entreprise. Ces révélations sont parfois vertigineuses. Lors d’une récente conférence consacrée au secteur bancaire, l’intervention d’un des participants nous a littéralement stupéfait. Ce cadre supérieur d’un établissement de gestion de fortune se plaignait en effet ouvertement de la baisse des revenus que génère la clientèle et des difficultés que cela engendre pour l’ensemble du secteur.
Il est indéniable que ces difficultés sont bien réelles. Mais les choses se pimentent quand on précise que l’audience à laquelle cet intervenant s’adressait était en partie composée des clients de cet établissement. Ces mêmes clients, qui depuis de nombreuses années ont vu la valeur de leur patrimoine fondre, entendaient leur fournisseur de service en la matière se lamenter de la baisse de revenus que cela engendrait pour lui. Ce type de propos n’est pas seulement choquant, il révèle un état d’esprit particulièrement dangereux dans le présent contexte économique.
Les ouvrages de théorie économique ou de gestion d’entreprise, ainsi que les articles des revues spécialisées fourmillent d’histoires qui racontent comment les défis posés par une crise économique ont forcé les entreprises à se réinventer. Ce processus d’évolution sélective élimine les plus faibles et renforce en fin de compte le dynamisme économique de l’ensemble au moyen de la célèbre destruction créative de Schumpeter. Toutes ces histoires ont cependant un point commun : ceux qui traversent ces périodes de turbulence et en ressortent mieux positionnés pour le futur ont eu, tout au long de ce parcours, une seule et unique référence : le client.
L’impératif d’être « centré client », voilà un mantra avec lequel on a tellement rebattu les oreilles des dirigeants d’entreprises que le thème semble éculé. Et pourtant, alors que dans de nombreux secteurs d’activité les restructurations se poursuivent, c’est bien sur cet enjeu que se joue le futur. La crise se prolongeant, il est de plus en plus difficile pour bien des dirigeants d’entrevoir autre chose que des perspectives très incertaines. Une chose est sûre cependant : perdre de vue le client et les déterminants de sa satisfaction ne peut, plus que jamais, mener à l’échec.
Perdre de vue cette priorité amène en premier lieu à dégrader la qualité des interactions avec les clients, comme l’illustre les propos rapportés ci-dessus. Cette dégradation peut rapidement se retrouver à tous les points de contacts entre l’entreprise et ses clients. Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Si l’on admet que c’est la créativité et l’innovation qui permettent à ceux qui sortent les mieux placés des crises de se distinguer, alors la question est de savoir quel est le meilleur point de départ pour lancer la réflexion. De toute évidence, c’est par la question de la satisfaction client qu’il faut commencer car réfléchir à ce niveau ouvre un nombre de pistes sans équivalent. Pourquoi ?
Face aux défis posés par la mauvaise conjoncture, il est possible de réfléchir à trois niveaux différents : d’abord l’organisation, c’est-à-dire les arrangements utilisés pour produire et distribuer l’offre de l’entreprise ; ensuite l’offre elle-même, c’est-à-dire le produit ou le service et ses caractéristiques ; et enfin la valeur ajoutée, soit les besoins des clients à qui cette offre est destinée. Ces trois niveaux sont comme des poupées russes, chacun est plus ample que le précédent et le contient. Chacun contient donc plus de potentialités que le précédent. L’expérience le démontre.
Considérons d’abord le premier niveau, celui de l’organisation. Peu d’exemples viennent à l’esprit quand on cherche à identifier des sociétés qui ont fait la différence en innovant au niveau de leurs arrangements productifs. On pense bien sûr à Inditex et sa marque Zara dont le succès continu dans un secteur pourtant mis à mal est essentiellement dû à une chaîne logistique plus compacte que celle de ses concurrents. Mais qui d’autre ? L’amélioration continue de la productivité fait partie des disciplines de base de la gestion d’entreprise et il est aujourd’hui très difficile de se distinguer en jouant sur ce tableau uniquement.
Situer la réflexion au niveau du produit (ou du service) ouvre plus de perspectives. Sans en remettre en cause les caractéristiques principales, des stratégies d’évolution et de différentiation ont permis à de nombreuses sociétés de gagner du terrain face à la concurrence. Les exemples sont ici pléthore : pensons aux grandes marques automobiles allemandes qui ont fait le pari de la sophistication et de la qualité, ou à ces viticulteurs des pays européens qui ont réagi à « l’offensive » des produits du nouveau monde en pariant sur les cépages locaux et les nouvelles méthodes apportées par les progrès de l’œnologie. Les succès, certes plus éphémères et à plus petite échelle, de nouveaux concepts mis en avant par des chaînes de restauration ou de distribution relèvent du même type de réflexion.
Cependant, s’affranchir des caractéristiques du produit pour se focaliser sur les besoins du client, et donc remettre en cause les caractéristiques existantes de l’offre de l’entreprise ouvre encore plus de pistes de réflexions. Ces réflexions sont plus ambitieuses, mais quand elles aboutissent, elles donnent lieux à de véritables ruptures qui peuvent rapidement et durablement changer le destin d’une entreprise. La révolution du « low cost » a été amenée par des acteurs qui ont brisé les pratiques et les réflexes établis de longue date dans des secteurs considérés comme stables. Les compagnies aériennes en ont été les premiers exemples visibles, mais des ruptures assez radicales ont également eu lieu dans le domaine automobile et plus récemment dans celui des services à la personne. Remettre en cause les caractéristiques existantes de l’offre ne conduit pas qu’à une descente en gamme. Le haut du pavé en matière d’hôtellerie ne se définit plus par la taille des chambres ou la qualité du marbre des salles de bains, mais par la capacité de répondre à toutes les requêtes, aussi originales soient-elles, d’une très exigeante clientèle. C’est également l’analyse des besoins du client qui a permis à Apple de développer des appareils électroniques qui ne sont pas uniquement conçus comme des outils de travail ou d’amusement, mais également comme des objets de vie que l’utilisateurs touche et regarde tout au long de la journée. En résulte des objets qui « couvrent » plus de besoins que ceux des concurrents et qui sont par conséquent vendus à des prix qui reflètent cette différence.
Ouvrir des débats ou des réflexions larges alors que le temps presse et que chaque centime compte n’est pas chose aisée. Mais tant que la référence reste les besoins du client, le risque de se perdre en palabres inutiles est minimal. L’alternative, elle, est peu réjouissante : une réflexion qui tourne en rond, une culture d’entreprise qui s’enfonce dans le nombrilisme, et à terme, la perte de contact avec les réalités du marché.
Edgar Brandt Advisory