L’interview de B&F

Mar 14, 2006

L’interview: La Plupart des Banques ont Peur de choisir leur stratégie

 

Edgar Brandt(1) vient de créer un cabinet de conseil en gestion d’entreprises et de conseil aux investisseurs (Edgar Brandt Advisory). Sa longue expérience de l’audit et du conseil notamment bancaire l’ont amené à siéger dans les conseils de plusieurs entreprises et organisations professionnelles, et font de lui un observateur attentif de l’évolution de la place bancaire helvétique.
 
Propos recueillis par
Marian STEPCZYNSKI
Banque & Finance: Que pensez vous des «grandes manoeuvres» informatiques qui prennent place aujourd’hui, en Suisse romande en particulier? Les banques sont-elles toujours à la recherche de LA solution miracle, malgré les dizaines, voire les centaines de millions de francs qu’elles ont déjà dépensées ces dernières décennies?

EDGAR BRANDT: Le secteur bancaire n’a pas encore tiré du recours aux solutions progicielles les gains de productivité dont il a besoin. De fait, pour donner une image, on pourrait dire qu’il ne s’agit pas en l’espèce de progiciels, mais de logiciels développés spécifiquement pour chaque établissement, et très peu de ces solutions sont portables ou répétables sans refonte importante et développements complémentaires spécifiques propres à chaque établissement bancaire. On est loin à cet égard, dans la banque, de ce qui est devenu monnaie courante dans d’autres industries, où des logiciels standards se sont répandus et ont été parfaitement acceptés.

B&F: Pourquoi cette différence?

E.B.: Il faut d’abord admettre que l’industrie du private banking, qui nous occupe ici, se comporte comme l’industrie du luxe. Chaque banque a longtemps considéré qu’elle était différente, présentait des besoins spécifiques, et avait les moyens de faire développer à son seul avantage des solutions dont elle demeurait propriétaire; solutions qu’il était hors de question de partager avec des concurrents. De sorte que, en définitive, on peut schématiquement dire qu’il y a pratiquement autant de progiciels, ou d’éditeurs de progiciels, qu’il y a de banques. Il est vrai qu’aujourd’hui quelques sociétés d’édition de progiciels ont plusieurs clients, et il est vrai aussi que plus une banque est petite, plus elle se montrera flexible dans ce domaine-là, car elle n’a pas le choix de tout refaire.

C’est ainsi qu’un Olympic, par exemple, a pu s’établir ici ou là. Mais si on considère l’Olympic d’une banque privée, on s’aperçoit qu’il n’a rien à voir avec l’Olympic d’une autre banque privée!

B&F: On parle de plus en plus d’Avaloq…

E.B.: Effectivement, une prestigieuse banque de la place s’est décidée pour ce progiciel. C’est le choix du progiciel le moins contraignant, dans la mesure où Avaloq constitue davantage une
plateforme qu’une solution clé en main. Car s’il s’agit d’une plateforme fantastique, qui offre beaucoup de souplesse, il faut néanmoins procéder à des développements spécifiques et des paramétrages importants pour disposer d’une solution bancaire.

B&F: Pourquoi alors rencontre-t-il un tel succès?

E.B.: Dans ce métier-là, étant donné la taille du marché, un beau client de plus, cela fait un grand succès! Il y a sans doute aussi, en bonne partie, le fait que le langage et les plateformes à partir desquels cet outil a été développé sont performants. Mais on en revient encore et toujours au défi qui se pose à l’industrie bancaire, à savoir qu’elle ne bénéficie pas suffisamment des gains de productivité qu’elle mériterait d’obtenir en regard des investissements consentis. Les départements de systèmes d’information sont devenus très importants et très coûteux, dans une industrie où finalement le marché n’est plus prêt à payer ces prix-là. La banque privée avait traditionnellement un comportement d’industrie de luxe, avec des clients qui étaient prêts à en payer le prix. Aujourd’hui, les clients ne sont plus disposés à payer ce prix-là, de sorte que les banques ne peuvent plus se comporter de la
même façon à l’achat de certains biens ou services.

B&F: Comment expliquez-vous le fait que les banques soient de plus en plus nombreuses à opter pour des solutions progicielles qui viennent de Suisse allemande, et pas de Suisse romande, où pourtant sont nés plusieurs importants éditeurs de progiciels, les Eri Bancaire, les Temenos, etc.?

E.B.: Parce qu’il y a plus de marché là-bas, tout simplement. Les sociétés d’informatique qui naissent aujourd’hui s’y installent parce qu’elles y trouvent davantage de clientèle. Et celles qui étaient nées ici n’ont pas suivi certaines évolutions sur de nouvelles plateformes, sur de nouvelles technologies. Elles se sont intéressées aussi à d’autres marchés, à l’étranger, plutôt qu’au marché alémanique. Et je ne sais pas s’il est plus facile d’aller vendre ces solutions à Londres ou à Paris plutôt qu’à Zurich, lorsqu’on vient de Genève…

B&F: Comment à votre avis le secteur bancaire va-t-il évoluer au cours des prochaines décennies?

E.B.: Le secteur bancaire a fortement évolué ces dernières années. Si l’on considère les grands axes d’évolution qui se sont dessinés au cours des vingt dernières années – et l’on parle bien ici de private banking – il y a eu des tentatives d’outsourcing pour certains éléments (d’autres établissements ont à l’inverse «insourcé» en délocalisant). Petit à petit, on en vient à accepter cette évolution, et l’outsourcing représente de moins en moins un tabou. On essaie ainsi de dégager des gains de productivité, mais cela reste encore marginal. Regardons maintenant ce qui se passe du côté de l’activité proprement dite: il y a vingt ans, les tiers gérants – c’est-à-dire les gérants de fortune indépendants – n’existaient pratiquement pas, le terme lui-même était encore inconnu ou presque.
Aujourd’hui, cette activité s’est fortement développée. Finalement, en quelques années, la banque s’est dématérialisée. Il n’y a pas si longtemps que les banques ont adopté l’outsourcing de leurs back-offices, de l’informatique et de certaines autres fonctions clé. Les activités de front en revanche, extrêmement importantes, n’étaient pas outsourcées, puis il y a eu le développement des tiers gérants, et enfin plus récemment le développement et la mise en place de ce qui est appelé l’architecture ouverte (le fait d’offrir aux clients les produits de banques concurrentes, ou de tiers externes); c’est en fait le front qui est outsourcé: la banque s’est désormais en quelque sorte «désagrégée».

B&F: Le front, c’est, en langage laïque, la vente…

E.B.: La relation client et les produits destinés aux clients. La gestion elle aussi tend peu à peu
à s’externaliser. Si les banques continuent d’estimer que leurs produits sont uniques, elles n’en ont pas moins fortement développé la vente de leurs propres produits de gestion aux clients des autres banques, et elles ont également offert à leurs clients les fonds de banques concurrentes. Finalement, on vend tous les produits, les siens comme ceux des autres, et les produits «maison» pourraient à la limite être regroupés dans une entité à part, dissociée de la banque.

 

«Créons des produits, soyons un centre d’’excellence financière, développons des équipes de gestionnaires, ayons les talents ici!»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En résumé, les gérants sortent, la relation clients s’externalise en partie, les produits deviennent des produits du marché. Finalement, la banque devient un simple dépositaire. Que restet- il d’elle? C’est là, me semble-t-il, qu’il y a tout un métier de la banque à réinventer.

 

Dans cette mesure-là, ce qui va compter désormais, ce sera la capacité à fournir des services véritablement complémentaires, additionnels, à la gestion de patrimoines. Autrement dit, il s’agira de (re)devenir de vrais gérants de patrimoines, et non pas simplement des gérants d’actifs ou des revendeurs de produits d’une classe d’actifs particulière. Puisque les performances dégagées par une même classe d’actifs sont les mêmes pour tous (car aujourd’hui en effet, pour un profil de risque identique, tout le monde obtient à peu près la même performance), les banques ont de la peine à se différencier les unes des autres à cet égard. Elles peuvent certes continuer de prétendre qu’elles disposent d’une équipe de sélection de fonds meilleure que les autres. Mais aujourd’hui, tout le monde a accès aux mêmes informations, aux mêmes «track records», aux mêmes classements. Certes, quelques-unes ont formé des équipes qu’elles envoient faire des études qualitatives ou quantitatives des fonds. Mais finalement, si les plus doués de la classe établissent une «short list» des meilleurs fonds, pourquoi se gêner et ne pas reprendre la même sélection? Bref, comment se différencier? Il n’y a pas trente-six solutions. Il faut se réapproprier le client, et redécouvrir l’ensemble de ses besoins.

B&F: C’est donc, en gros et pour simplifier, le développement du family office, de la relation très personnalisée avec des clients privilégiés.

E.B.: Eh bien voilà. On pourrait plus généralement redéfinir la banque privée en remettant plus à jour ce concept de family office. Autrement dit, les prestations doivent aller plus loin, et prendre véritablement en compte les besoins des clients. C’est ce qu’on trouve dans tous les programmes marketing. Mais en réalité, les banques ont encore beaucoup de peine à transposer cet objectif dans les faits, parce que les métiers traditionnels paient très, très bien (encore), et que l’on n’a pas affaire aux mêmes personnels. Le collaborateur qui fait de la gestion de portefeuille sur la base de certains types de recommandations, que ce soit en picking direct d’actions ou de fonds, n’est pas celui qui va donner du conseil fiscal ou patrimonial. Non seulement ce ne sont pas les mêmes profils, mais en plus il ne s’agit pas de la même tarification: comment vais-je facturer le conseil fiscal que je donne à un client? Si je mets à sa disposition le meilleur fiscaliste, comment vais-je le tarifer? A mille francs de l’heure – ou 500 francs, peu importe – alors que ce client a déposé 20 millions de francs et plus chez moi, millions que je fais travailler et sur lesquels je prélève déjà des frais et commissions? Réunir les bons profils et les tarifer correctement est une chose très difficile. Si l’on est en présence d’un family office, cela signifie que l’on fait appel à des tiers externes, à un réseau constitué des meilleurs experts. Tout cela, il faut le consolider. Le fait d’être capable de réunir les bonnes compétences autour d’une table, cela a un prix.

Au surplus, pour les très gros clients, la banque n’est pas ici, elle est chez eux. Autrement dit, si certains outils sont indispensables pour dégager des gains de productivité, encore faut-il tenir compte des exigences particulières, de plus en plus élevées, formulées par la clientèle des «high networth individuals». Il faut donc, de plus en plus, être mobile et disponible pour le client, là où il se trouve. Nos banques doivent ainsi apprendre à devenir plus globales comme les clients quelles désirent servir, ce qui n’est pas une tâche aisée dans l’environnement réglementaire que l’on connaît. A défaut, elles s’orienteront vers le «mass affluent», ou l’«affluent» un peu évolué. Et de fait, on observe que les banques abaissent régulièrement les seuils d’entrée. «A 100 000 francs, proclamait l’autre jour un établissement, on accepte les clients». C’est là un marketing un peu faux à mon avis, parce les banques les ont toujours acceptés (je n’ai jamais vu une banque refuser un client, sauf peut-être aux Etats-Unis, où une banque peut fort bien refuser un client en dessous, par exemple, de 20 millions de dollars. Mais ce qui passe dans la mentalité américaine ne passe pas ici: on n’ose pas).

 

«Comment se fait-il que lorsque je parle à un banquier, il me dit que son équipe de fonds est à Londres ou à New York? Pourquoi n’est-elle pas à Genève?»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’on évalue les systèmes d’information, le personnel nécessaire, le reporting pour le client, etc., force est de constater que les services ne sont pas les mêmes selon que l’on sert des clients de masse à 100 000 francs de fortune ou des high networth à 50 millions et beaucoup plus. Ce n’est pas la même chose, ce n’est pas la même banque.

 

B&F: Est-ce totalement incompatible?

E.B.: Soit on est une banque pour servir une clientèle très fortunée, formée de gens ayant une éducation particulière, capables de comprendre des mécanismes financiers complexes, et à laquelle on ne peut répondre que moyennant le recours à des systèmes d’information très spécifiques, capables de s’adapter aux besoins de reporting du client, à la recherche de produits pointus résultant d’une ingénierie financière très sophistiquée, le tout accompagné d’un service personnalisé haut de gamme supposant notamment de transporter la banque dans le salon du client, avec toutes les prestations que cela implique. Soit on est une banque qui s’adresse à des clients à 100 000 francs, auxquels on ne peut vendre que des produits standards, sur étagère, avec des systèmes qui sont homogènes, des reporting standards (parce qu’on ne peut pas être rentable si on dévie d’un iota). Etre les deux à la fois, cela ne colle pas! Soit vous êtes équipé de structures vous permettant de satisfaire de très gros clients, et cela vous coûte trop cher si vous les utilisez pour des petits, soit vous êtes équipé pour les petits et vous ne faites pas du tout ce qu’il faudrait pour satisfaire les grands, et n’êtes pas concurrentiel dans les services que vous leur proposez. C’est pour cela qu’il y a, à mon avis, incompatibilité entre les deux modèles.

B&F: La plupart des banques sont quand même entre les deux…

E.B.: Oui.

B&F: Cela signifie-t-il qu’elles ne savent pas choisir leur stratégie?

E.B.: Oui, elles ont peur, il y a des choix à faire, et ce sont des choix douloureux: quel est notre créneau, quelle est notre segmentation, comment nous y prendre pour adapter nos structures en fonction de ceux-ci…

B&F: Les banques elles-mêmes ne se définissent pas suffisamment à fond…

E.B.: Elles n’osent pas le faire, car c’est un véritable noeud gordien qu’elles devraient trancher. Le choix est extraordinairement difficile. Au niveau de l’institution tout d’abord: imaginons que la banque dresse la liste de tous les clients avec lesquels elle a une relation depuis plus de cinq ans, mais qui n’ont jamais dépassé le demi-million de francs suisses, et qu’elle prenne la décision de s’en séparer. Fort bien. Mais peut-être se trouve-t-il parmi ceux-ci tel client qui a un tissu de relations et d’amis parmi les clients de la banque, de sorte que si on l’éconduit, ces derniers vont se vexer et s’en aller avec lui. Il y a donc toutes sortes d’incidences, des effets de bord dans ce genre de décision. Ensuite, on est tout de même embêté d’envoyer ses clients à la concurrence.

 

«Les attaques récentes contre la place financière suisse ont ceci de bon qu’elles ont forcé nos banquiers à faire front commun»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce que j’ai suggéré dans de tels cas, c’est de créer une autre banque, une sous-marque, avec d’autres systèmes, d’autres personnels, afin de gérer différemment les petits clients, du moins pour
celles des banques qui en comptaient beaucoup.

 

B&F: Une «UBS-budget», en somme…

E.B.: Si j’ai mentionné un délai de cinq ans, c’est que si, au bout d’un tel laps de temps, on n’a pas réussi à convaincre un client qui dispose d’une fortune importante d’en déposer davantage qu’une fraction de million chez vous, c’est qu’il y a une faute de gestion quelque part. Soit on agit en mettant en place un plan de marketing qui a pour objectif de concrétiser le potentiel du client, et on suit les progrès accomplis, soit on fait semblant, on espère sans jamais parvenir à transformer le potentiel du client. Dans ce cas, la banque n’a pas une stratégie client bien définie et surtout appliquée, c’est ce que j’appelle la stratégie du «me too»: il y a un marché de x milliards en gestion de fortune, je suis là, et pour peu que je tienne mon parapluie bien ouvert, je vais en récolter un petit peu. Mais ce n’est pas très satisfaisant comme principe de gestion d’entreprise. C’est pour cela que je préfère personnellement, en stratégie, des choix qui soient plus courageux et plus clairs. Mais, encore une fois, ce sont là des choix difficiles à faire.

B&F: Pensez-vous qu’il y ait des éléments extérieurs, une pression concurrentielle accrue par exemple, qui vont amener les banques à devoir se résoudre à ces choix?

E.B.: En tous les cas, oui. Cela va être fondamental, car aujourd’hui, on l’a bien vu, les clients commencent à négocier les tarifs. Aux Etats-Unis, on les voit même commencer à négocier les tarifs des fonds (qui étaient souvent, il faut le reconnaître, exagérément élevés). Partout, à tous les niveaux, on constate que le client devient mieux informé, dans un marché de plus en plus transparent, et qu’il n’est pas prêt à payer n’importe quoi n’importe comment. Donc oui, la pression immanquablement va être là, et elle portera tant sur les coûts que sur la qualité des prestations.

B&F: Vous la voyez venir du client plutôt que des concurrents proprement dits.

E.B.: De la clientèle, oui. Pour le reste, la concurrence va s’exercer plutôt entre places financières qu’entre établissements bancaires. Lesquels doivent agir de plus en plus collectivement en tant que place financière, et se tenir à l’écart des querelles de clocher qui n’intéressent plus grand monde. Les attaques récentes contre la place financière suisse ont ceci de bon qu’elles ont forcé nos banquiers à faire front commun. Les Romands, sans doute plus sensibles aux conditions cadres, ont commencé à réagir, et l’on a vu récemment quelques-uns d’entre eux prendre des positions clés et de grandes responsabilités à l’échelon national.

B&F: Nos banquiers devraient s’ériger en défenseurs d’une même voix de la place financière suisse contre les attaques venues de l’extérieur?

E.B.: Pas contre, ni en défenseurs de quoi que ce soit, mais en tant que promoteurs. Que l’on trouve des centres de coûts et que l’on délocalise l’informatique, c’est bien et c’est immanquable puisqu’il faut être productif. Mais il faut aussi travailler davantage en amont, c’est-à-dire investir dans la formation. Il y a de avancées dans le domaine, mais ce n’est pas encore assez pour faire de notre pays le centre financier du futur. Il est tout de même impressionnant de constater que les meilleurs fonds, ceux qui s’adressent à une clientèle private banking, ne sont pas nés à Genève, et ne sont pas gérés depuis ici. Comment se fait-il que lorsque je parle à un banquier, il me dit que son équipe de fonds est à Londres ou à New York? Pourquoi n’est-elle pas à Genève, où il y avait une concentration de fortune importante? Le marché naturel était là.

B&F: Pourquoi s’est-il déplacé?

E.B.: On nous rétorque: «Parce qu’il n’y a pas de jeunes talents». Or, des jeunes, il y en a, et ils ont la tête aussi bien faite. Jusqu’à présent, on manquait de centres de formation adéquats, c’est en train de changer, grâce aux initiatives qui sont prises. Il faut créer les conditions pour développer ici ces talents. Mais pour que cela change vraiment, il faudrait prendre des risques, se donner le droit à l’erreur.

 

 

«Les bonus, il faut encore les développer et surtout les attribuer selon la performance du fonds»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avec le conservatisme qui régnait jusqu’ici dans nos banques, n’importe quel jeune de 25 ans, motivé, avec la tête qui marchait bien, et qui disposait d’une bonne formation, était placé dans une équipe à l’intérieur de laquelle il n’avait pas le droit de prendre d’initiative. Pas de challenge, pas de défi, pas de risque. S’il en voulait, on lui suggérait de partir à Londres ou New York, parce que là-bas on lui donnerait la chance de sa vie. Il faut donc aussi que l’on soit capable de prendre des risques, de donner des responsabilités aux jeunes, de les mettre en avant. Au lieu de quoi on les neutralise. Arrivé à 40 ans quand ils sont devenus relationnels plutôt que techniques, on leur donne des responsabilités, mais ils n’ont plus envie de prendre des risques. Ils ne vont pas vous sortir des produits novateurs: c’est trop tard!. Outre le manque de formation adéquate, il y avait donc absence de conditions cadre suffisantes pour permettre à ces gens-là d’émerger. Cela signifie qu’il va falloir aussi de temps en temps lancer des fonds, et accepter de les arrêter lorsqu’ils seront devenus moins performants. Développer des équipes motivées, dynamiques, leur donner le droit de prendre des risques, et enfin les rémunérer en fonction de leurs performances par de véritables bonus.

 

B&F: C’est une montagne que vous voulez déplacer…

E.B.: Je ne dis pas que je veux la déplacer, j’imagine simplement comment les choses pourraient se passer. D’ailleurs, la montagne est bel et bien en train de se déplacer, puisque la formation se constitue, et que l’on voit de bons produits émerger ici ou là. Mais lorsqu’on regarde les banques avec indépendance et une certaine distance, on se rend compte que les structures nécessaires pour que ces bons exemples se répètent ne sont pas encore en place. On n’a pas encore trouvé la recette, la façon d faire, qui fasse que si l’on a réussi une première fois, on puisse réussir une seconde, une troisième fois, et ainsi de suite. Les bonus, il faut encore les développer et surtout les attribuer selon la performance du fonds. On ne dispose pas encore de la mentalité qui fasse que lorsqu’on a tous les ingrédients, les gens, les moyens financiers, l’accès à un marché de proximité, bref, que l’on a tout pour réussir, on dise: «allez-y!»

B&F: Il manque encore de cette mentalité qu’il faut bien appeler anglo-saxonne.

E.B.: Vous êtes d’accord que c’est quand même triste! Et si l’on prend un peu de recul, il faut admettre que ce n’est pas normal. Encore une fois, les clients sont là, les moyens aussi.

B&F: Que pensez-vous du phénomène des banques en ligne, qui tendent à se multiplier?

E.B.: Ces banques-là ont en règle générale une clientèle extrêmement jeune et mobile. Je ne connais pas encore leurs taux de fidélisation des clients, mais si la plateforme et le service sont bons, ces taux devraient augmenter. Cela dit, il s’agit d’un profil de clientèle un peu particulier. On peut parier que certains de ces clients vont devenir plus riches, et avoir besoin de davantage de services que simplement d’une plateforme en ligne. Par conséquent, ces courtiers ou ces banquiers en ligne vont être
confrontés à l’évolution des besoins de leurs clients. Les plus jeunes ont davantage de temps à leur disposition, mais les clients les plus fortunés ne pourront pas toujours se satisfaire de la meilleure technologie et rester en ligne. A un moment donné, vous devez choisir: soit vous passez votre temps à gérer votre fortune, soit vous le passez à la créer. Les clients vont donc se mettre à chercher d’autres services, d’autres prestations que celles proposées par les boutiques de selfservice. Lesquelles vont devoir évoluer, et sont d’ailleurs en train d’évoluer. Elles sont déjà dans le «salon» du client, elles vont sans doute pouvoir – parce qu’elles suivent des business models très dynamiques – continuer d’évoluer avec leur clientèle, et répondre à leurs attentes et à leurs besoins. Elles ont donc, me semble-t-il, un très bel avenir devant elles. Mais pour cela, il va leur falloir étoffer leur offre.

B&F: Dans la direction d’une relation plus personnalisée, ou bien cette offre demeurera à votre avis essentiellement électronique? Il est vrai qu’il paraît bien difficile de donner du conseil fiscal ou patrimonial en ligne.

 

«On constate que le client devient mieux informé, dans un marché de plus en plus transparent, et qu’il n’est pas prêt à payer n’importe quoi n’importe comment»

 

 

 

 

 

 

 

E.B.: Cela va être un mix, immanquablement. Mais je doute que cela reste simplement des plateformes selfservice.

B&F: A quoi tient le fait que les banques ont tellement de peine à maîtriser leurs coûts informatiques? Est-ce parce qu’elles n’ont pas encore compris comment s’y prendre? Ou que les informaticiens continuent de tenir solidement les leviers de commande?
E.B.: Il y a un peu de tout cela. Le fait est que l’on n’a pas encore réussi dans la banque à réconcilier les informatiques de production avec les informatiques de gestion, comme on a pu le faire dans d’autres domaines, où l’on a assisté au développement des ERP (Entreprise Ressource Planning, progiciels de gestion intégrés). La révolution des ERP dans le monde industriel a été faramineuse. Dans les banques, elle se fait encore attendre.
B&F: Pourquoi?
E.B.: Sans doute du fait de la complexité des produits, à leur nombre, à leur diversité, à leur durée de vie. Et puis, vraisemblablement, cela tient aux aspects de sécurité qui entourent l’activité bancaire. Il est vrai aussi que les informaticiens se protègent. Enfin, cela est également dû, dans une certaine mesure, à la crainte de la part des responsables; car en définitive, toute l’activité se fait aujourd’hui via des systèmes, et ces responsables se sentent, en quelque sorte, dépendants. A l’inverse, étant donné que toute l’activité passe par le système, on pense peut-être disposer là d’un avantage concurrentiel, que l’on n’est pas prêt à partager. Cet avantage existe sans doute, mais il serait possible d’en tirer un meilleur parti. En tout état de cause, les sommes mises en jeu sont disproportionnées par rapport au véritable avantage concurrentiel. Si l’on prend l’industrie automobile par exemple, qui est extrêmement compétitive, on constate que tous les constructeurs ont SAP. Si donc d’autres secteurs, où règne pourtant une forte concurrence, ont réussi à partager des plateformes, c’est qu’ils y ont vu la possibilité d’un gain global, qui était bénéfique pour les clients. De manière générale d’ailleurs, on constate que dans beaucoup d’industries le point de vue du client demeure en ligne de mire. Dans les banques, on avait encore les moyens, parce que les clients n’étaient pas très regardants sur les coûts, il y avait de nombreux clients offshore, dont la motivation n’était pas la gestion des frais ni même dans une certaine mesure la performance nette, mais bien davantage la préservation.
B&F: La pression n’était pas là…
E.B.: Voilà. Mais lorsqu’elle se fera sentir, elle obligera à une reconfiguration de tous les éléments. La pression, on l’a bien vu, viendra de la clientèle, des régulateurs aussi. On a déjà assisté à une explosion des tiers gérants: il faut s’attendre là à un phénomène de concentration, car tous ne pourront pas tenir. Il est certain que beaucoup de modèles vont évoluer.
B&F: Dans l’ensemble, votre jugement est assez pessimiste…
E.B.: Ce n’est pas un jugement mais une série d’observations. Marcel Ospel confiait récemment à l’un de vos confrères que le réseau européen de son groupe allait être bénéficiaire dès 2006. C’est dire combien les avantages comparatifs qui étaient naguère exclusifs à la Suisse sont en train de se redistribuer. Et puis, la clientèle de nos banques privées se divise au fur et à mesure des générations, et devient de plus en plus éduquée et transparente. Autant, il y a trente ans, un certain tabou régnait sur l’argent, autant aujourd’hui tout le monde en parle. C’est, effectivement, le mode de faire anglosaxon qui se répand. Les gens ne sont plus gênés de parler entre eux de leurs expériences financières, de comparer la performance de leurs conseillers respectifs…
B&F: Comment imaginez-vous le paysage bancaire helvétique d’ici quinze ou vingt ans? Voyezvous toujours deux grandes banques, une bonne vingtaine de banques cantonales, des dizaines de banques régionales, une poignée de banquiers privés, une centaine de banques étrangères, etc.?

 

«Les établissements bancaires doivent agir de plus en plus collectivement en tant que place financière, et se tenir à l’écart des querelles de clocher»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

E.B.: Non, non, cela va changer. Il y aura de moins en moins d’acteurs assurément. Certes la banque globale qu’est en train de devenir UBS pourra, parce que l’on aura précisément réussi à réconcilier l’image suisse avec le reste du monde, demeurer une référence, car née en Suisse. Mais cela nous apportera autant que ce que Nestlé apporte à la Suisse, un pays de sept millions d’habitants, pas plus. Un marché aussi étroit n’est pas pertinent pour une banque globale. Jusqu’au jour où ses actionnaires décideront qu’il est finalement peut-être mieux d’installer ses headquarters ailleurs. Cela peut arriver. On a vu beaucoup de banques étrangères venir établir leur centre de private banking à Genève. Elles l’ont fait parce qu’elles y trouvaient alors leur intérêt. Pendant combien de temps auront-elles intérêt à y être présentes? Si ce n’est que pour viser le marché domestique, celui-ci est trop petit, et ne peut les intéresser. Comment inverser cette tendance? Créons des produits, soyons un centre d’excellence financière, développons des équipes de gestionnaires, ayons les talents ici!

B&F: Qu’est-ce qui a tant attiré ces banques en Suisse?
E.B.: C’est bien sûr la clientèle, venue ici pour les conditions cadre, le confort, etc. Elle trouvait ici beaucoup de compétences, la capacité de travailler en plusieurs langues (ce qui était rare dans certains pays il n’y a pas très longtemps de cela), d’effectuer des transactions en plusieurs devises, chose qui était pratiquement impossible dans une bonne partie de l’Europe avant l’euro. Il y avait enfin une grande fiabilité dans l’exécution. Bref, il y avait une vraie tradition de savoir-faire bancaire, que la clientèle étrangère venait chercher ici.
B&F: Vous pensez donc que les banques qui se sont installées ici vont peu à peu devenir des établissements d’importance plus modeste, des excroissances locales en quelque sorte de banques ayant leur centre de gravité à l’extérieur. Mais toutes les banques proprement suisses, les banques cantonales, régionales, etc., que vont-elles devenir?
E.B.: Elles auront la force de leur marché, c’est-à-dire celle d’un marché de sept millions d’habitants. Autrement dit, elles n’auront aucune force au niveau global, elles ne seront pas pertinentes. Elles ne pourront pas tenir seules et devront développer des alliances.
B&F: Les caisses d’épargne régionales, naguère solidement implantées dans les campagnes et les petites villes, avec leur clientèle de proximité, leurs affaires essentiellement hypothécaires, vont-elles disparaître, ou être reprises par des UBS du genre, qui en feront leurs guichets locaux?
E.B.: On peut imaginer ce scénario. Il y aura des reprises de clientèle. Ce sera peut-être leur seule chance. Mais de nouveau, par rapport aux enjeux à gérer à l’échelle de la planète, qui cela va-t-il bien pouvoir intéresser? Est-ce qu’une UBS, avec ses milliards de free cash flow dégagés chaque année sous d’autres cieux, va d’avantage investir en rachetant de petites banques en Suisse?
B&F: On dit souvent que les grandes banques, notamment UBS, reviennent dans le retail
et y font de nouveau de l’argent, alors qu’auparavant elles le jugeaient non rentable. N’y a-t-il pas là quelque chose d’intéressant?
E.B.: Oui sans doute, elles s’intéressent également au petit marché local, mais pourraientelles encore y accroître leurs parts de marché? Quel intérêt trouveraient-elles à être encore plus fortes sur un marché domestique qu’elles dominent déjà? Elles l’ont rendu rentable, en tirent profit, de la même manière qu’elles ont réussi à rentabiliser leur réseau européen. Et elles vont sans doute réussir à créer des effets de synergie entre leur réseau domestique et leurs réseaux étrangers. Mais leurs visées stratégiques sont ailleurs.
M.S.
(1) Edgar Brandt est fondateur et managing partner de la division consulting d’Arthur Andersen en Suisse jusqu’à la dissolution du groupe sur le plan mondial, puis directeur général de BearingPoint, société issue de la fusion des entités conseil d’Arthur Andersen et de KPMG Consulting. Outre sa licence de HEC Lausanne et sa formation postgrade en informatique et organisation, il est également expert comptable diplômé.

 

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